La montagne se célèbre une seule fois par an. Mais chez nous, sans fanfare, chaque jour est une occasion de rendre hommage à la montagne et de lui témoigner notre gratitude. Depuis quelques années, nous assistons même à la résurgence de fêtes ancestrales, dites païennes, que l’on croyait perdues à jamais.
Il n’y a pas si longtemps, en Algérie, on nous rappelait sans ménagement notre condition de montagnards avec cette phrase brève et sans appel : Tu es un montagnard ! "Enta djbaïli!" Deux mots qui résumaient tout un état d’esprit, une culture, comme si on nous signifiait notre "paresse" à ne pas vouloir suivre à tout prix le progrès, sans savoir où il nous mènerait :
- Pas de route, donc pas de voiture, donc vous vous déplacez à dos d’âne.
- Pas d’électricité, donc pas de télé et pas de loisirs non plus.
- Pas d’école à proximité, donc pas de savoir ni de livres.
- Pas d’eau au robinet, donc pas d’hygiène, ou si peu.
- Pas de dispensaires, donc vous risquez encore d'attraper la gale...
- Et ainsi de suite, ces phrases qui revenaient comme un leitmotiv.
C’était il y a quelques années. Depuis, le monde a changé de manière si radicale qu’il est devenu difficile de savoir qui est qui. Dans cette géographie rétrécie, la ville est devenue un village et vice-versa. Le montagnard a migré vers la ville, et le citadin a quitté son quartier pour s'installer à la montagne, parfois ils occupent même les deux espaces en même temps. En effet, nombreux sont ceux qui sont à la fois citadins et montagnards, ou qui mènent une vie partagée entre ces deux mondes – j’en faisais partie pendant de nombreuses années.
Mais ce n’est que l’introduction de mon propos, car le plus important est à venir. Cette semaine, sera célébrée la Journée internationale de la montagne, et je me pose légitimement la question : quelles sont aujourd’hui les valeurs du montagnard ?
Dans ce monde uniformisé où, à peu près partout, les modes de vie sont les mêmes, que ce soit dans un village du Djurdjura ou sur la rue Didouche, ce que le montagnard a oublié d’emporter avec lui, ce sont ses valeurs. Même s’il est resté sur son piton rocheux, il semble s’en être complètement délesté, comme si le besoin de se débarrasser de tout ce qui fait son identité était nécessaire pour « prendre de la hauteur ». Mais quelle hauteur ?
Le courage, l’endurance, la solidarité sans faille, le sens du sacrifice, le souci de l’intérêt collectif, l’amour du travail, de l’innovation et de la création ne sont plus que des souvenirs lointains. Ces valeurs ont été troquées contre la facilité et la recherche du confort à tout prix. Le mode de vie est devenu terne, paresseux et oisif, fondé sur la consommation et la quête effrénée de biens matériels, ou la recherche d’un statut social. Le but ? Se détacher définitivement de cette populace dont on fait pourtant partie, mais qu’on méprise comme si elle était responsable de toutes nos tares. Et tout cela, sans jamais se poser la question du but final.
"Si tu ne te sens pas naître, c’est que tu es en train de mourir", disait quelqu’un. En somme, l’inventivité doit être constante, sinon adieu veaux, vaches, couvées… (et notez que je fais l’impasse sur le cochon !)
Conséquence : toute règle de vie commune a disparu, plongeant le corps social dans l’inquiétude, le désarroi, la méfiance, le doute et le malaise. Des lieux mal famés, à l’entrée des villages, naissent et narguent de leur morgue ce qui reste de sain parmi les montagnards, désormais soumis à une absence totale d’autorité, qu’elle soit publique, morale ou religieuse.
L’État, démissionnaire, semble même être derrière une stratégie méthodique visant à démanteler tous les éléments constitutifs de notre personnalité, un à un. Les religieux, promptes à donner des leçons de morale, détournent le regard et ne voient rien. Et le pauvre montagnard, jadis courageux, a fini par devenir si lâche.
Je suis un montagnard, et toi aussi. Si tu m’as citadinisé, tu m’as aussi fait perdre mon âme. Quelqu’un pourra-t-il me la rendre ? Tu as tout fait pour me rendre lisse et "civilisé", pour que je cesse de me dire "djbaïli", à tel point qu’il m’arrive de l’oublier moi-même. Le problème, c’est que toi, qui croyais être en avance, tu ignorais que ta citadinité n’était que le reflet, ou la partie visible, d’une stratégie à venir : la globalisation, qui effacera toute spécificité. Finalement, nous avons tous perdu au change. Je suis ton montagnard, et tu es le montagnard de quelqu’un d’autre. Ainsi va la jungle.
Aujourd’hui, en ayant abandonné la mule et le cheval au profit de la voiture et de l’avion, nous savons ce que cela coûte à la civilisation humaine (nous aurions pu choisir une solution intermédiaire). En ayant renoncé à nos civilisations premières et à nos contes de grand-mère au profit d’une école, d’un apprentissage, d’une télévision uniques, nous savons ce que cela coûte à l’âme humaine. En ayant renoncé à boire l’eau de source au profit de celle embouteillée dans un plastique douteux, nous savons ce que cela coûte à notre environnement et à notre santé. Et en ayant renoncé à travailler et à rêver ensemble, nous savons ce que cela coûte à notre cohésion sociale, fondement de notre société.
Sauf à mourir de solitude et d’indifférence, l’individu n’a aucun avenir parmi nous. Mais cela est déjà un autre sujet.
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La montagne et l'esprit de la montagne. - Ǧeṛǧeṛ
Au commencement, bien avant l'apparition de l'homme, les montagnes émergeaient, façonnées par les éléments naturels. Les hommes ne vinrent que plus tard, non pour conquérir, mais pour s'abrit...
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