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Ǧeṛǧeṛ

Ǧeṛǧeṛ

Le site algérien de l'écologie humaine


Cette source qui chante en moi *

Publié par Les amis du Djurdjura sur 17 Juillet 2012, 23:33pm

Catégories : #LibrOpinion

Je suis Algérien, c'est un fait de nature. Je me suis toujours senti Algérien. Cela ne veut pas seulement dire que je suis né en Algérie, sur le versant sud de la vallée de la Soummam, en Kabylie, et qu'un certain paysage est plus émouvant, plus parlant, pour moi, que tout autre, fût-il le plus beau du monde. Qu'en ce lieu j'ai reçu les empreintes primordiales et entendu pour la première fois une mélodie du langage humain qui constitue dans les profondeurs de la mémoire l'archétype de toute musique, de ce que l'Espagne nomme admirablement le chant profond. C'est cela et bien plus; l'appartenance "ontologique" à un peuple, une communion, une solidarité étroite de destin, et par conséquent une participation totale à ses épreuves, à sa misère, à son humiliation, à sa gloire secrète d'abord, manifeste ensuite; à ses espoirs, à sa volonté de survivre comme peuple et de renaître comme nation.

 

J'étais, je suis de ce peuple, comme il est mien. À l'intérieur de ce sentiment, il y avait un pressentiment, une intuition si profonde vécue dans le for intérieur que je désespère de la traduire en clair : que tout ce que je pourrais dire durant ma vie, paroles de bouches ou paroles écrites, ne serait jamais que l'expression d'un discours antérieur à moi, préformé dans un passé lointain, mais vivant en moi, nourri par une tradition, une sagesse, une conception de la vie et de l'homme qui font le trésor inaliénable et sacré de mon peuple. Il s'est trouvé que grâce à lui j'ai reçu ma part de ce trésor et que, en dépit de la distance, du temps, du déracinement, la communication entre moi et la source originelle ne fut pas rompue.

 

Au contraire, à travers mes lectures, mes voyages, qui furent chacun autant de lectures, mes amours et mes rencontres - dont certaines sont illustres et m'ont profondément marqué - mon chemin m'a toujours ramené vers cette source cachée qui est pour moi quelque chose qui ressemble aux mères dont parle Goethe.

 

Mais, revenant vers ma source, je l'entendais chanter dans une harmonie plus complexe et plus vaste, faisant dialoguer en moi la voix des ancêtres avec d'autres voix de l'homme, plus belles peut-être, plus riches, plus travaillées, mais qui tout en provoquant en moi les plus somptueuses fêtes de l'esprit n'atteignent pas cette fine pointe, cette jointure où le domaine d'Animus cède la place en nous au domaine d'Anima, pour rappeler la célèbre parabole de Claudel. Un ami, qui est dans cette salle, m'avait dit récemment une parole bouleversante, que je tiens pour un don sans prix, car elle éclaire ce que je ne sais pas bien dire : " je ne peux pleurer qu'en kabyle." Cela veut dire qu'il y a pour chacun de nous un langage des langages qui seul fait pleurer notre âme, qui est seul, pour nous ce langage de l'âme pour l'âme dont parlait Rimbaud.

 

Cela, c'est mon pays, dans ce qu'il a d'irréductible - et c'est le premier pôle de la perspective ambiguë dont j'ai parlé.

 

(...)

 

Jean Amrouche - Texte paru dans le Figaro Littéraire, du 13 avril 1963.

* Le titre est de notre attribution.

 

Note de Rachid n'Ait Kaci:

Nous avons jugé pertinent de ressusciter ce texte presque oublié de Jean Amrouche, d'abord pour soutenir ceux et celles qui militent en faveur de la reconnaissance officielle de ce grand poète et activiste national. Ensuite, il nous semblait important de souligner que ce texte est plus que jamais d'actualité ! Ne modifions rien à son contenu. Ou plutôt, si, changeons simplement d'époque, et tout le temps qui s'est écoulé nous apparaîtra dans sa vérité crue, aussi futile qu'inutile. Pourtant, le temps passe et disparaît, tandis que les écrits persistent. Nous voilà donc de retour à la case départ. C'est un fait. C'est pourquoi nous n'avons cessé de repartir au combat, armés uniquement des mots salvateurs du poète.

 

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