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- Et puis, il y a Oudinot dans son " djebel ", disait le général Faure. Et ses yeux se plissaient d'un sourire d'affection. Le capitaine Oudinot s'était installé au coeur du donjon kabyle, aux heures les plus difficiles, quand tout semblait céder, tout paraissait emporté par la vague de fureur et de haine; quand les katibas rebelles campaient au bord des routes et que les Français se barricadaient la nuit venue dans les villages sous les frondaisons des eucalyptus, bruissantes de rumeurs d'alarme.
Oudinot avait passé le premier hiver seul avec quelques volontaires berbères dans la montagne ensevelie sous la neige. Et parce qu'il était cerné de toutes parts, enfermé dans un monde hostile avec ses magies barbares de crêtes neigeuses et de cèdres décorés par l'hiver comme des sapins de Noël; parce qu'il ne pouvait rien faire, mais que l'inaction lui était inconcevable, il avait imaginé de parler à la montagne. Des bricoleurs avaient installé des pylônes au sommet desquels Oudinot avait fait fixer des haut-parleurs. Et quand les chaînes découpées en cristaux de glace par le crépuscule commençaient à sombrer dans des laques bleues, quand les hauts sommets avaient brillé une dernière fois comme des pierres violettes dans les écrins de nuages, Oudinot parlait à la montagne. Il criait:
- Moi, Oudinot, je suis assis devant mon feu et vous, vous êtes comme les chacals qui glissent sur les sentiers de neige. Et moi, Oudinot, j'ai le temps d'attendre que vous soyez las de jouer aux chacals. J'attendrai. Je serai là dans un an. Je serai là dans dix ans. Je serai là dans vingt ans. Et vous, si vous n'êtes pas venus me rejoindre, vous crèverez dans vos tanières comme des bêtes affamées.
L'énorme voix métallique roulait sur les pentes de l'Akouker et sur les éboulis de pierres enfouis sous la neige au pied du col de Tizi.N'Kouilal. Elle butait contre les falaises hérissées de cèdres morts comme des patères où s'accrochaient des écharpes de nuages. Elle coulait dans la vallée des Ouadhias. Elle montait à l'assaut des crêtes qui portent les villages des Aït-Larbaa et des Aït-Larhcen.
- Moi, Oudinot! ...
Et "les autres" écoutaient stupéfaits la voix du diable. Accroupis sous l'auvent des grottes ou dans les maisons enfumées, ils tendaient l'oreille à l'orage sonore qui roulait des avalanches de mots comme des défis.
- Moi, Oudinot...
Les ombres avaient essayé d'approcher le poste pour tirer sur les haut-parleurs. Après quelques tentatives, ils avaient renoncé. Comment tuer une voix ? Mais cette voix ensemençait la montagne de doutes. Quand les rebelles, épuisés par les marches dans le lit enneigé des oueds où ils enfonçaient jusqu'à mi-jambe, se présentaient le soir à l'orée des villages pour demander asile l'espace d'une nuit, ils trouvaient des femmes pour leur dire: "Vous n'avez pas tué la voix... La voix se moque de vous... Elle est la plus forte.. Elle vous mangera..." La voix hantait les gens. Elle était partout comme une présence fabuleuse. Elle occupait les esprits. Elle avait pris rang de divinité païenne, un peu ironique, un peu monstrueuse. Quand les vieillards évoquaient quelque difficulté insurmontable, ils disaient: "C'est aussi ardu que de faire taire la voix." Et quand les bébés berbères étaient désagréables, les mères menaçaient de les livrer à la voix : "Je vais appeler la voix... Voilà la voix..." Les gosses se taisaient terrifiés. Oudinot le savait. Il ne cessait jamais de parler à la montagne.
- Moi, Oudinot... Les femmes surtout n'en pouvaient plus. Elles voulaient voir la voix. Les ombres avaient fait courir des bruits terrifiants sur la férocité de la voix. Mais la curiosité avait été la plus forte. Un jour, les femmes s'étaient présentées devant le poste, accompagnées des enfants. Oudinot avait bavardé avec elles, joué avec les enfants et peigné les cheveux des petites filles. On avait commencé à chuchoter que la voix ne mangeait pas les hommes, et les petites filles étaient revenues se faire natter les cheveux par Oudinot. Enfin un adolescent était venu, puis des adultes maigres comme des loups traqués et dont les yeux brillaient comme les flambées de lentisques. Ils regardaient Oudinot passer le peigne dans les cheveux des petites filles. La voix n'effrayait plus. De proche en proche, les villages s'étaient ralliés. Les gens disaient aux hésitants : "Que pouvez-vous contre la voix ? ...Elle est la plus forte..."
Le général de Gaulle était venu chez Oudinot au cours de l'un de ses passages en Afrique. Cet homme au coeur taillé dans la pierre avait grommelé qu'il n'était pas digne des capitaines de passer leur temps à peigner les cheveux des petites filles berbères. Mais les nattes des fillettes kabyles, ce n'était que le gracieux symbole d'une sollicitude qui avait désarmé la montagne. Le général Faure cessait un moment de rouler ses cigarettes. Il posait un doigt sur le plan et il souriait :
- Ici, il y a Oudinot.
- Moi, Oudinot, criait le capitaine, je vous attends... Je serai encore là dans deux ans, dans trois ans... Je serai là dans vingt ans... Et si je pars, un autre capitaine viendra... La France ne partira pas..
"Interdit aux chiens et aux français, le drame de l'Algérie française" , de Jean Brune, éditions Atlantis.
* Le titre est de nous - Cet extrait nous a été transmis par notre ami Meziane.
- Qui est Jean Brune? link
- Des témoignages sur les exactions du capitaine? link